- SIGNE ET SENS
- SIGNE ET SENSInterroger sur le rapport entre signe et sens, c’est poser un problème qui n’a guère été formulé dans ces termes avant le XVIIe siècle, plus précisément avant Condillac. C’est demander quel lien nos idées et nos pensées entretiennent avec les mots de notre langage et en général avec les moyens d’expression qui ont une certaine parenté avec les mots. Il s’agit donc de mettre en relation la sphère de la pensée et la sphère du langage et de l’expression.Se substituant à la problématique platonicienne de l’essence et de l’idée, celle du signe et du sens oscille néanmoins, au cours de l’histoire, entre une théorie du sens et une tradition empiriste qui tend à régler celui-ci sur le signe. En dépit de la manière dont elle renouvelle la question et de la priorité qu’elle semble conférer avec plus de rigueur encore à l’empire du signe, la linguistique contemporaine ne fait pas disparaître l’enjeu philosophique qui a préoccupé les penseurs des siècles précédents. Plusieurs approches, d’ailleurs, la diversifient, dont certaines appliquent les lois vérifiées pour l’unité signifié-signifiant à la phrase, à des unités encore plus larges et même à des ensembles sémiotiques extérieurs au langage. En revanche, cette linguistique du discours conduit à une sémantique philosophique à l’intérieur de laquelle apparaît, à côté d’une perspective sémiologique de type explicatif, une seconde notion du sens, corrélative d’un comportement interprétatif soucieux de suivre celui-ci vers la «référence», c’est-à-dire vers le monde ouvert devant le texte.Ainsi, cette dialectique entre les deux comportements à l’égard du texte paraît bien être la forme moderne que prend le grand débat qui, au cours des siècles, n’a cessé de donner tour à tour la priorité au signe sur le sens, et au sens sur le signe.1. Histoire du problèmeL’Antiquité et le Moyen ÂgeUne longue histoire du problème du signe et du sens a plutôt enseigné à ne pas relier les deux sphères de la pensée et du langage et même à les séparer. Dans le Cratyle , Platon s’interroge longuement sur la «justesse» des mots; il renvoie dos à dos les deux protagonistes dont l’un veut que les mots naissent de la «convention» et l’autre qu’ils tiennent leur signification du lien qu’ils ont conservé avec la «nature»; refusant l’alternative, il conclut qu’il faut aller aux choses mêmes «sans les mots»; or, aller aux choses sans les mots, c’est méditer sur les idées, c’est-à-dire sur les modèles intelligibles des choses empiriques, qui seuls sont véritablement. Socrate avait déjà enseigné à «définir» les Idées (idées mathématiques, idées morales, idées de choses, etc.): ces définitions constituent notre premier concept du sens; le sens d’une notion, c’est le définissant que nous pouvons lui substituer. Mais, si Socrate avait «défini» les Idées, Platon les a «séparées», selon le mot fameux d’Aristote; entendons qu’il les a séparées de la réalité sensible. La dialectique est alors la science de ces idées séparées et de leurs combinaisons. Ainsi avons-nous hérité de Platon une problématique du sens où le sens est l’Idée, ou l’essence, c’est-à-dire le principe intelligible aussi bien de la réalité que de la pensée.Mais l’Antiquité nous a transmis d’autres manières de poser le problème du sens qui sont moins éloignées de notre manière d’interroger sur signe et sens. Aristote, rejetant la transcendance des Idées platoniciennes, et lui substituant une notion de «forme» inhérente aux individus concrets, ouvre une autre tradition qui l’emporte au Moyen Âge, la tradition du concept . Le concept n’est pas quelque chose que nous contemplons par l’esprit, mais que nous tirons par abstraction de l’expérience sensible; la pensée conceptuelle n’est pas un simple résultat de l’expérience sensible, mais elle dégage les formes abstraites, les universaux comme on dira au Moyen Âge, de la gangue sensible qui les enveloppe.Une réflexion sur le travail actif de l’abstraction est plus propice à une interrogation sur le rapport entre le langage et la pensée, comme l’atteste la tradition médiévale. Cette interrogation se fait dans le cadre des disciplines qui ont, à l’égard de la philosophie et de la théologie, le rôle d’initiation au discours: rhétorique, grammaire, logique. En particulier, la grammaire spéculative du XIVe siècle marque une avance extraordinaire dans la théorie des signes. L’analyse des modi signandi est déjà une véritable théorie des désignations; elle comprend un inventaire des éléments, de ce qu’on appellerait aujourd’hui signe (vox et dictio annoncent nos «signifiant» et «signifié»); l’analyse des modi significandi ajoute aux pures désignations un sens intentionnel que la grammaire enseigne à insérer dans la phrase. La grammaire est ainsi constituée en logique du discours humain. Les médiévaux, devançant les spéculations du XVIIIe siècle, conçoivent une grammaire universelle, une et la même, que le philosophe extrait des variations accidentelles des grammaires naturelles. Le Moyen Âge n’a donc pas ignoré le problème du signe et du sens.Toutefois, dans les disciplines fondamentales de la philosophie et de la théologie, l’accent reste mis, pendant tout le Moyen Âge, moins sur le rapport du sens au signe que sur le rapport des «modes de désignation» et de «signification» aux «modes d’intellection» et aux «modes d’être». Et cela pour une raison fondamentale: le conceptualisme, ayant rompu sur sa droite avec le réalisme des Idées, veut se garder sur sa gauche de toute réduction des universaux, soit aux images sensibles dont ils sont extraits, soit au langage qui les véhicule; la querelle des universaux prend ainsi la forme d’un combat sur deux fronts: les universaux sont-ils réels, au sens platonicien, ou seulement conçus? Et s’ils sont seulement conçus, dérivent-ils du sensible ou ont-ils un mode d’être propre qui ne soit ni réel ni mental, mais «objectif»? De toutes les écoles de pensée médiévales, c’est le nominalisme seul qui, avant le XVIIIe siècle, établit un lien intime entre les universaux et les nomina , c’est-à-dire les noms donnés à des complexes d’expérience; ainsi le nominalisme est-il l’ancêtre de toutes les écoles qui rapportent le sens au signe plutôt qu’à l’idée ou au concept.Le XVIIe siècle et l’empirisme des ModernesL’irruption des mathématiques et la réorganisation de la méthode philosophique sur le modèle mathématique produisent au XVIIe siècle une rupture avec le conceptualisme trop lié à une vision du monde dominé par la physique d’Aristote. Une nouvelle ère est ouverte pour la philosophie des idées. Le choix du terme n’est pas fortuit: les concepts nouveaux de la physique mathématique, avec Galilée et Descartes, sont plus proches des idées mathématiques du platonisme que des concepts qualitatifs d’Aristote. Avec l’idée revient aussi l’intuition intellectuelle; il faut alors expliquer le fait que nos mots ont un sens par les significations qui s’attachent aux idées. Ce sont donc les idées, directement saisies par la pensée, qui fondent les significations de nos mots. C’est ainsi que le mathématisme de la philosophie cartésienne renverse le rapport du signe et du sens tel qu’il avait été conçu par le nominalisme et même par le conceptualisme médiéval.La position nominaliste réapparaît avec la critique empiriste des idées cartésiennes et leibniziennes; par «idée» Hume entend les impressions sensibles dont les images sont des expressions affaiblies. Du même coup, un écart se creuse qu’il faut combler entre, d’une part, ces impressions et ces images et, d’autre part, les concepts de la pensée abstraite et leur sens. L’empirisme est ainsi amené à concevoir divers procédés, diverses genèses, destinés à dériver le «sens» du «sensible». Parmi ces procédés et ces genèses, les signes de notre langage devaient fournir l’appui décisif. C’est ainsi qu’on en vient à la position du problème chez Condillac et ses successeurs. Le sens dérive du signe. Les signes ont en effet un étonnant pouvoir substitutif: mis pour les choses, ils peuvent aussi être mis les uns pour les autres. Ce pouvoir indéfini de substitution peut lui-même s’expliquer dans le cadre de l’associationisme: si deux choses ont été données ensemble, l’une peut être évoquée quand l’autre est donnée, puis évoquée en son absence, pour finalement la remplacer. Ainsi en est-il des signes, substituts représentatifs des choses, puis d’autres signes. Dès lors, la théorie du sens bascule: au lieu que le sens prenne appui sur l’idée éternellement donnée dans l’entendement avant le sens des mots, la genèse du sens prend appui sur la genèse des signes, qui sont les seules choses susceptibles de précéder le sens de nos mots.Ainsi, le problème du signe et du sens a-t-il été conquis aux dépens d’une autre problématique, celle de l’essence et de l’idée, à travers la grammaire spéculative du haut Moyen Âge, le nominalisme du bas Moyen Âge, puis l’empirisme des Modernes jusqu’à la théorie des signes de Condillac. Dans le rapport entre signe et sens, l’accent porte tour à tour sur le signe ou sur le sens, selon que le signe est le seul appui du sens, ou selon, au contraire, que la faculté d’appréhender par l’esprit quelque chose comme un sens explique que les signes fonctionnent comme signes, c’est-à-dire comme capacité de valoir pour..., d’être mis pour...La pensée contemporaineCette oscillation est très perceptible dans la philosophie contemporaine. La Critique de la raison pure ignore le langage; sans aucunement revenir à l’intuition intellectuelle, à la vision des idées, Kant constitue le sens de nos propositions empiriques sur la base des opérations de jugement, qui sont elles-mêmes directement réglées par des structures de pensée: espace-temps, catégories de quantité, de qualité, de relation (cause), de modalité (réel, possible, nécessaire); ces catégories ne sont pas issues de la grammaire de nos langues, elles peuvent être «déduites» directement, à titre de condition de possibilité de l’expérience et des objets de l’expérience. La philosophie transcendantale offre ainsi un modèle puissant où le sens ne dérive pas du signe. Au début du XXe siècle des théories du sens ont fleuri qui, en réaction contre le psychologisme de la fin du siècle précédent, ont conçu le sens des propositions logiques comme indépendant des «représentations» multiples du même sens (à différents moments du temps chez le même individu, ou chez des individus différents). Chez Frege, Meinong, Husserl, le premier Russell, le «sens» est «objectif», «idéal», distinct des contenus mentaux, et par conséquent des signes linguistiques. La théorie du sens se rapproche alors à nouveau du platonisme, ou mieux de la conception de l’être objectif de certains médiévaux, laquelle suppose que l’on reconnaisse à l’être une diversité de significations et que l’on conçoive d’autres modes d’être que l’existence des choses perçues. Mais, même chez les penseurs les plus enclins à parler du «sens en soi» des énoncés ou des propositions, un certain rapport avec les signes est rétabli. Ainsi Husserl, dans les Recherches logiques , tente-t-il de rapporter le sens, qu’il a au préalable délié de toute dépendance à des contenus mentaux, à des actes intentionnels dont il devient le corrélat objectif. Ce rapport intentionnel, à son tour, est investi dans des «expressions linguistiques» telles que le sens soit le sens de ces expressions; d’où le titre de la première Recherche logique : «Expression et signification». Ce titre ramène au rapport signe-sens; car les «expressions» sur lesquelles travaille le logicien sont des signes de notre langage et la signification des propositions est aussi le sens de ces signes. Ainsi le logicisme, après s’être éloigné d’une considération des signes, y revient-il par le biais d’une méditation sur le rapport des objets de pensée aux actes de pensée. Mais, même alors, c’est la théorie du sens qui règne sur celle du signe. Les lois du sens sont les lois du signe. C’est l’identité d’un «même» sens qui permet au signe de signifier. Plus fondamentalement, selon Logique formelle et logique transcendantale de Husserl, ce sont les trois logiques du «sens» qui gouvernent l’usage des signes: une première logique, celle des expressions bien formées, enseigne les règles de convenance mutuelle entre significations qui permettent de constituer une grammaire logique, fondement de toutes les grammaires empiriques; une deuxième logique, celle de la cohérence, donne les règles qui commandent la conduite du discours; une troisième logique, celle du remplissement ou de la vérification, commande toutes les démarches par lesquelles nous donnons des valeurs de vérité à nos énoncés, par conséquent donc une référence à notre discours.Mais la tradition proprement empiriste, qui tend à régler le sens sur le signe, n’a jamais été extirpée; elle s’exprime vigoureusement dans les diverses formes du positivisme logique, et en particulier dans le conventionalisme, qui nous intéresse plus directement ici; selon cette école, les lois de la pensée sont des conventions auxquelles sont «commis» les membres de la communauté parlante. Il n’y a pas d’essence derrière le sens; mais les significations de nos mots sont des «étiquettes» (Nelson Goodman) dont la valeur est fixée par convention et par coutume; il est loisible de les changer, de les déplacer, de les étendre. Pour le conventionalisme, non seulement les notions mais les principes fondamentaux de la science sont de nature conventionnelle et donc liés à l’institution du langage. Ainsi Max Black propose une solution purement sémantique du problème de l’induction: si j’ai le droit de passer, dans l’énoncé des lois de la nature, de «très souvent» à «toujours», c’est parce que l’usage du langage présuppose cette assomption. Toutes les fois donc qu’on entreprend de donner une solution sémantique à des problèmes épistémologiques, le sens bascule à nouveau du côté du signe. Les lois du signe gouvernent alors celles du sens.2. Signe et sens en linguistique structuraleLa petite histoire du problème philosophique du signe et du sens servira de toile de fond à l’analyse proprement linguistique des mêmes concepts. Si, en effet, la naissance de la linguistique marque une coupure importante dans l’histoire du problème, elle n’abolit pas pour autant les enjeux philosophiques. On peut dire, en première approximation, que la linguistique structurale place à nouveau la notion de sens sous l’empire de celle du signe (nous disons: en première approximation, afin de réserver l’éventualité d’un renversement de priorité, similaire à ceux que la longue histoire du problème révèle).Signifiant et signifiéLa possibilité de principe de subordonner la notion de sens à celle de signe est contenue dans l’analyse, aujourd’hui classique, du signe par Ferdinand de Saussure dans le Cours de linguistique générale . Un signe est un phénomène à double face qui oppose et relie un signifiant (vocal, écrit, gestuel, etc.) à un signifié corrélatif. Le signifié n’est aucunement une chose, c’est-à-dire une entité extralinguistique, il est purement et simplement l’autre face du signe, donc une entité proprement linguistique, la simple contrepartie du signifiant. Saussure lui-même donnait une interprétation psychologique et sociologique de cette corrélation: le signifiant est l’image acoustique d’un mot, le signifié est le concept correspondant, c’est-à-dire une notion appartenant au trésor intellectuel de la communauté linguistique; considéré du point de vue du sujet parlant, le signifié est un dépôt inscrit dans l’inconscient d’où il peut être évoqué à l’occasion d’un acte particulier de parole. On peut abandonner cette transcription psychologique et sociologique; l’essentiel demeure, à savoir que signifiant et signifié sont des corrélatifs, comme le sont l’envers et l’endroit de la même feuille de papier; ils sont taillés ensemble, selon les mêmes découpures, par le ciseau de la convention linguistique. Ainsi compris, le rapport entre signifiant et signifié ne peut même pas être dit arbitraire, du moins au sens où le signe, pris globalement, l’est par rapport à la chose dénommée; toutefois, ce rapport peut être dit arbitraire, si l’on veut souligner que le caractère conceptuel du signifié n’est pas motivé par le caractère sonore, graphique ou gestuel du signifiant; mais, par là, on rappelle seulement que signifiant et signifié sont hétérogènes, qu’ils appartiennent à deux ordres différents; ils n’en sont pas moins strictement corrélatifs.Telle est la première analyse qui peut être faite du rapport entre signes et sens, si l’on tient pour équivalents sens et signifié. Cette corrélation admise, il est permis de dériver une théorie du sens de l’analyse du signe proposée par l’analyse structurale. Disons d’abord qu’aucune question de sens n’est posée, du moins directement, par l’articulation phonologique du langage; les phonèmes ne sont pas encore des entités signifiantes, mais seulement distinctives; sans doute, pour parler d’un phonème, faut-il parler du sens qu’il permet d’articuler, comme le montre le maniement du critère de commutation (le remplacement d’un phonème par un autre suppose qu’un sens distinct est produit, mais seule l’existence ou l’inexistence de ce sens importe, non son contenu propre). C’est donc l’autre articulation, celle qui concerne le signifié, ou plutôt l’unité signifiant-signifié prise de façon indivise, qui pose directement le problème du sens. L’analyse des mots en unités élémentaires de sens laisse entrevoir la possibilité d’appliquer aux unités signifiantes les mêmes lois que celles que la phonologie montre à l’œuvre au plan des unités simplement distinctives. La sémantique structurale est née de ce parallélisme entre l’analyse du signifié et l’analyse du signifiant. Pour la linguistique structurale, les lois du sens sont contenues dans les lois du signe.Lois de structureRappelons quelques-unes de ces lois.Comme les unités de signe, les unités de sens sont purement différentielles et oppositives; de même qu’un phonème n’a pas d’existence physique fixe et n’est défini que par son opposition à tous les autres, de la même manière un sens n’est qu’une différence dans un système lexical; ce que nous appelons le sens d’un mot est constitué par tout ce qui est «autour» de ce mot; le signe lexical n’a pas d’autre sens que celui que sa place dans le système lui confère (qu’on évoque simplement le découpage linguistique des couleurs dans les différentes langues naturelles).Un sens, dès lors, est une forme, non une substance (mentale ou sociale). La façon dont il est effectué psychologiquement ou dans une situation de discours est inessentielle, comme est inessentielle la réalisation sonore d’un phonème.En ce qui concerne les relations de temps, les unités de sens, comme les unités d’articulation phonologique, entrent dans deux sortes de rapports: des rapports de synchronie dans une même coupe de présent, des rapports de diachronie entre un état de système et un état suivant. Cette loi est d’une grande importance en raison de son application à des réalisations de langage d’un ordre plus élevé, telles que les textes.Si l’on ne peut mêler les deux points de vue, le point de vue systématique et le point de vue historique, l’analyse structurale du sens doit être distinguée de l’étude historique de ses origines et de son évolution; et s’il est vrai que l’on comprend globalement un système avant de comprendre comment il change pièce à pièce ou dans son ensemble, l’analyse systématique a néanmoins priorité sur l’analyse historique.De cette loi il résulte qu’un système linguistique est un système fermé dont tous les rapports sont de dépendance interne. Cette loi est d’une grande importance pour la notion de sens. Parler du sens d’un mot, d’une phrase, d’un texte, tant qu’on reste dans les limites du signifié corrélatif du signifiant, ce n’est aucunement impliquer un renvoi du langage à quoi que ce soit d’extérieur à lui; aucune transcendance au langage n’est admise dans une conception du sens dérivée des lois d’immanence qui régissent les systèmes de signes. Par sens on ne désigne rien d’autre que les rapports de distribution entre signes du même ordre et les rapports de hiérarchie entre signes de rang différent. On peut même décider d’appeler forme les rapports de distribution à un même niveau et réserver le terme de sens pour des rapports d’intégration entre unités de rang différent. Mais cette distinction entre forme et sens ne change rien à l’essentiel, à savoir que, pour une analyse structurale du sens, le sens n’est rien qui tire le langage à l’extérieur de lui-même et le rapporte à des choses extralinguistiques. Elle est la conséquence la plus rigoureuse d’une définition du signe d’où le rapport de transcendance à la chose a été banni au bénéfice d’un rapport du signifiant au signifié entièrement immanent au signe lui-même. En même temps, cette exigence fait de la langue un objet homogène de science, puisque tous les éléments du problème sont situés à l’intérieur d’une clôture instituée par la méthode linguistique elle-même.Vers une sémiotique généraleCes principes et ces axiomes sont d’une telle généralité qu’on a pu concevoir de les appliquer au-delà du signe linguistique. Et cela dans deux directions où se joue chaque fois le destin de la notion de sens.La première direction conduit hors du langage; c’est la voie ouverte par C. S. Peirce, lorsque celui-ci conçut l’existence d’une science totale des signes qu’il appelait la sémiotique et qui devait englober tous les signes autres que les signes linguistiques, le langage devenant une province de cet empire des signes, tout en gardant le rôle d’exemple privilégié, voire de paradigme pour tous les autres systèmes. Cette généralisation nous importe, car elle entraîne une extension parallèle de la notion de sens à tous les autres ensembles sémiotiques (rituels, règles de politesse, modes vestimentaires ou de l’habitat, symbolique de l’échange monétaire, classifications de tous ordres). La présupposition d’un modèle généralisé est que tous les ensembles sémiotiques sont homologues; les lois du signe et du sens peuvent donc leur être appliquées; en outre, on peut former le rêve de reconstruire le sens global d’une société sur la base des rapports de structure à structure reliant entre eux les multiples systèmes de signes fonctionnant dans cette société.La seconde direction n’est pas moins intéressante: elle procède aussi de la généralisation du signe linguistique, mais à l’intérieur cette fois du langage lui-même; la linguistique, en effet, ne travaille en principe que sur des unités plus petites ou égales à la phrase. Il est alors légitime de supposer que les unités plus longues que la phrase, celles qui constituent les ensembles tels que récits, poèmes, essais, obéissent aux mêmes lois que les unités plus petites que la phrase. C’est une autre façon de tenir pour homologues tous les arrangements qui peuvent se produire dans le langage, à tous les niveaux de son fonctionnement. L’analyse structurale des récits, des mythes, des poèmes repose sur cette hypothèse de travail. Le succès, partiel mais certain, de l’entreprise vérifie l’hypothèse. Aussi loin que peut être poussée l’analyse structurale d’un texte, aussi loin s’étend la fécondité de la méthode. Les implications pour la notion de sens sont considérables: de la même façon que le sens d’un mot, dans un système lexical, n’est rien qui le rattache à une chose, il faut dire maintenant que le sens d’un texte n’est rien qui le réfère à une réalité extérieure au langage; il consiste dans les articulations internes du texte et dans la subordination hiérarchique des parties au tout; le sens est le lien interne du texte.3. Sémiotique et sémantiqueL’analyse précédente a été appelée une analyse en première approximation. On a dû admettre, en effet, pour l’amener à ces deux extrêmes conséquences, que la question du sens ne se distinguait pas de celle du signifié des signes. Or cette identification du sens au signifié peut elle-même être interrogée. N’y a-t-il rien d’autre dans le langage à quoi la question du sens puisse être rattachée? Ce serait le cas si l’on pouvait affirmer sans réserve que le langage repose sur une seule sorte d’entités ou d’unités, les signes. Il ne semble pas que Saussure, de qui dérive l’analyse antérieure, en ait douté. Et pourtant, la distinction qui précède toutes les autres dans son œuvre, celle de la langue et de la parole, laisse ouverte la question de savoir si la parole ne repose pas elle aussi sur des unités qui lui soient propres. Le Cours de linguistique générale côtoie ce problème à l’occasion d’une distinction qui vient vers la fin de l’ouvrage et qui concerne le mécanisme de la langue. Venant à considérer non plus les signes eux-mêmes, mais la manière dont ils se combinent, Saussure distingue deux sortes de rapports: les rapports syntagmatiques (c’est-à-dire les combinaisons entre tous les termes présents dans la chaîne du discours et placés dans un rapport de continuité temporelle) et les rapports paradigmatiques (qui régissent la sélection d’un terme présent par rapport aux termes absents qui constituent avec lui une sphère de ressemblance, un paradigme pour des opérations de substitution). Or ces deux types de rapports sont simultanément mis en œuvre, en chaque acte de parole, sur la base d’une entité linguistique qui suffit à elle seule à différencier la parole de la langue; cette entité linguistique est la phrase. La question se pose alors de savoir si la phrase ne constitue pas une unité linguistique absolument irréductible aux unités de langue. Cette question est décisive pour la présente investigation portant sur les rapports entre signe et sens; ne peut-on supposer, en effet, que la notion de sens n’est aucunement réductible à celle du signifié, c’est-à-dire de corrélatif du signifiant, mais qu’elle est plutôt un trait caractéristique de la phrase en tant qu’unité de parole? C’est cette hypothèse qu’on va maintenant explorer. Elle implique que signe et sens ne sont pas de simples corrélatifs, comme signifiant et signifié, mais qu’ils appartiennent à deux champs théoriques distincts, reposant sur des principes distincts et demandant des descriptions distinctes.Linguistique du discoursCette analyse nouvelle relève encore pour une part de la linguistique; mais alors il s’agit d’une linguistique du discours et non plus de la langue; elle relève pour une autre part de la sémantique philosophique, qui attaque la question du sens directement, sans considération de la diversité des langues naturelles et donc de l’investigation des signes; cette sémantique philosophique connaît un grand développement dans les travaux de langue anglaise. Dans une première phase, la théorie du meaning a procédé directement des tentatives de reformulation du langage ordinaire selon les canons des «langues bien faites» construites par Whitehead et Russell à l’époque des Principia mathematica , par Wittgenstein à l’époque du Tractatus et par Carnap. Dans une deuxième phase, sous l’influence de Ryle, du second Wittgenstein, de J. L. Austin et de P. F. Strawson, le langage ordinaire est tenu pour un mode de signification, d’expression et de communication, irréductible à tout modèle logico-mathématique et approprié à sa fonction d’information dans le cadre d’une expérience variée et virtuellement inépuisable. On dispose ainsi d’une immense littérature sur le meaning , qui ne permet plus d’affirmer que la théorie du sens se réduit à une théorie du signifié dans le cadre d’une linguistique de la langue.On montrera ici comment une linguistique du discours peut fournir une transition entre l’analyse antérieure, empruntée à la linguistique de la langue, et la sémantique philosophique.Pour Émile Benveniste, dans Problèmes de linguistique générale , le fonctionnement du langage repose sur deux sortes d’unités irréductibles l’une à l’autre: les unités sémiologiques ou signes, les unités sémantiques, qui se ramènent à une seule sorte, la phrase. Le sens est du côté de la phrase et non du signe. Le sens n’est donc pas une annexe du signifié et du signe. Cette dichotomie peut être poursuivie jusque dans ses dernières conséquences en suivant un certain ordre de considérations.Le discours a une existence temporelle qui fait défaut à tous les systèmes de signes; le discours existe comme instance de discours, qui paraît et disparaît; un système de signes, en revanche, n’a pas de place dans le temps, même pas dans le présent, car il est purement virtuel. Tous les traits suivants qui concernent la question du sens supposent cette première distinction entre système de signes et instance de discours.Le trait suivant introduit la première marque distinctive de la notion de sens par rapport à celle de signe: l’instance de discours repose sur une opération originale, la prédication; celle-ci couvre non seulement la proposition attributive, mais toute proposition énonçant une relation ou une action; en outre, elle se rencontre aussi bien dans les énoncés déclaratifs que dans les impératifs, les expressions du souhait, les exclamations, etc. La fonction du prédicat est une fonction aussi vaste que l’opération de «dire quelque chose de quelque chose». Elle suffit à elle seule à donner un sens à l’instance de discours. Même réduite à un mot, la phrase est encore un prédicat; privé de sujet, le mot-phrase suffit à porter une fonction logique distincte du simple signe, à savoir que quelque chose est dit de quelque chose.Cette fonction logique du sens, portée par la phrase entière, ne saurait être confondue avec le signifié d’aucun des signes mis en œuvre par la phrase. En effet, le signifié du signe est solidaire du système d’une langue donnée; à ce titre, il ne peut être transposé d’une langue dans une autre; au contraire, le sens de la phrase, que l’on appellerait mieux l’«intenté» que le signifié, est un contenu global de pensée que l’on peut se proposer de dire autrement à l’intérieur de la même langue, ou de traduire dans une autre langue; alors que le signifié est intraduisible, l’intenté est éminemment traduisible.Alors que les signes n’ont de rapport qu’entre eux, selon un système de dépendance interne, le discours se rapporte aux choses d’une manière spécifique qu’on peut appeler dénotation ou référence. Alors qu’un signe n’est qu’une différence dans un système, le discours fait référence à une réalité extralinguistique à laquelle il prétend s’appliquer, qu’il veut atteindre, exprimer ou représenter (la phénoménologie de ce trait de discours suscite de nombreux et intéressants synonymes). Ainsi, c’est la proposition entière qui élève cette prétention à partir de laquelle le discours reçoit une valeur de vérité qui peut être positive ou négative.L’introduction du problème de la référence, en liaison avec celle du sens, constitue le moment crucial de la présente discussion: la notion de sens, successivement décrite comme le prédicat de la phrase, puis comme son intenté, s’écarte de manière décisive de la notion de signe, lorsque la référence la déplace vers le dehors du langage. Le langage paraît alors mû par deux mouvements: l’un qui sépare le signe de la chose et le rapporte à d’autres signes dans la clôture d’un système linguistique, l’autre qui applique le signe à la réalité, le rapporte au monde et ainsi ne cesse de compenser le mouvement de la différence par celui de la référence. Ainsi, la notion de signe concerne le premier mouvement, et celle de sens, inséparable de celle de référence, concerne le deuxième mouvement.Sémantique philosophiqueCette linguistique du discours peut servir d’introduction à la sémantique philosophique de langue anglaise. Alors que la linguistique du discours a pour vis-à-vis la linguistique de la langue, la sémantique philosophique se situe face à la logique propositionnelle. Les Investigations philosophiques de Wittgenstein ont donné naissance à un puissant mouvement aux publications nombreuses; le fameux aphorisme meaning is use (la signification est l’emploi) a lui-même plus d’un sens. Dirigé à l’origine contre toute hypostase du sens en essence, par conséquent contre tout retour sournois d’un platonisme des idées, il est devenu le slogan de la défense du langage ordinaire contre la réduction à un formalisme logique. En un sens, celui que souligne Ryle, c’est seulement des mots qu’il peut être dit que leur signification est leur emploi; car seuls ils ont un emploi, dans la phrase précisément; mais la phrase elle-même n’a pas d’emploi: «Les mots ont un emploi, la phrase est simplement dite.» La notion d’emploi sert donc à souligner la totale subordination du sens des mots au sens global de la phrase. Mais il y a un sens, celui de Strawson, selon lequel il peut être légitime de joindre la notion d’emploi à celle du sens d’une proposition; ainsi, la phrase fameuse qui est à la base des paradoxes de Russell: «le présent roi de France est chauve» a, d’une part, un sens qui est toujours le même, qu’il existe ou non un roi, et un emploi, selon que l’existence ou non d’un roi vérifie ou rend fausse la proposition; le sens est alors une règle fixe pour des emplois variables. Enfin, il y a un sens où l’on peut dire, avec Wittgenstein lui-même, que le sens de la phrase elle-même est son emploi; si, en effet, on considère que le langage est fait d’une suite indénombrable de «jeux de langage» (nommer, raconter une histoire, commander, souhaiter, prier, etc.), chaque jeu de langage a un emploi en tant qu’il est relié à une «forme de vie», c’est-à-dire à un comportement effectif dans une situation.C’est cette interprétation qui est exploitée jusqu’à ses conséquences ultimes dans la théorie du speech-act , chez Austin et chez John Searle. Un acte de discours complet est l’ensemble constitué par un acte propositionnel (ou «locutionnaire»), qui est l’acte même de dire, par un acte «illocutionnaire», qui est ce que l’on fait en parlant (assertion, promesse, commandement, souhait, etc.) et par un acte «perlocutionnaire» qui est ce que l’on produit par le fait de parler (intimider, effrayer, etc.). Chacun de ces niveaux de sens a fait l’objet de descriptions détaillées; ainsi, Strawson établit que l’acte locutionnaire met lui-même en relation deux actes, l’un d’identification singularisante, correspondant aux sujets logiques, l’autre de prédication universalisante, correspondant à la fonction logique du prédicat. La force logique de la phrase résulte de leur conjonction. Procédant à l’analyse des actes illocutionnaires, Austin oppose la force logique des performatifs (tels que «je promets») à celle des constatifs ; les performatifs sont des actes pour lesquels «dire, c’est faire». Mais les performatifs ne sont pas les seuls à comporter une dimension illocutionnaire: les constatifs eux-mêmes impliquent un engagement du locuteur sous forme de croyance. Ce caractère auto-implicatif de tous les actes illocutionnaires, souligné par Searle, n’est pas sans évoquer l’instance de discours de Benveniste et son caractère autoréférentiel. Quant à la différence entre illocution et perlocution, elle paraît bien reposer sur la présence, dans l’illocution, de la reconnaissance par l’interlocuteur de l’intention du locuteur de produire tel acte illocutionnaire, comme le propose Paul Grice, dans une analyse qui joint «intention et signification» d’une manière très proche de la phénoménologie husserlienne. La théorie du meaning est ainsi l’occasion d’analyses très raffinées et très ramifiées, qui ne doivent rien à une linguistique du signe et procèdent directement à la clarification des procédés impliqués dans l’usage même du discours.Sens et interprétationOn a maintenu à dessein l’opposition entre sémantique et sémiotique dans les limites de la plus petite unité de discours, la phrase. Qu’en est-il du sens lorsque l’on passe à des séquences plus longues de discours, à des textes , à des œuvres dotées d’une unité propre, marquées par un style original, rattachées à des genres divers tels que récit, poésie, essai? On avait évoqué plus haut une extension semblable du modèle sémiotique à des ensembles complexes; l’extension du modèle sémantique pose le problème d’un traitement double des mêmes entités. Les mêmes œuvres, en effet, peuvent être considérées comme des extensions du discours. Deux concepts du sens d’une œuvre s’affrontent alors; ces deux concepts relèvent de deux attitudes: l’explication et l’interprétation. Pour l’explication, on l’a dit, le sens d’une œuvre lui est immanent: c’est son arrangement interne. Pour l’interprétation, une œuvre présente à une plus grande échelle, et avec des traits nouveaux liés au changement d’échelle, les caractères de l’instance de discours: actualité de l’événement de parole, référence à son locuteur, adresse à un destinataire, traductibilité de l’intenté, référence au réel ou dénotation. À ces traits fondamentaux de l’instance de discours s’ajoutent des traits nouveaux qui caractérisent le niveau de discours propre aux textes en général, et à la forme d’œuvre particulière que les textes prennent en entrant dans tel ou tel genre littéraire. Mais ces traits additionnels, même s’ils compliquent et altèrent profondément les caractères primitifs du discours, ne les abolissent jamais.Le passage à l’écriture constitue, pour le discours, le plus fondamental changement de plan. D’abord, elle fixe de façon durable l’événement de discours, dont on a marqué le caractère transitoire, corollaire de son actualité temporelle. Mais cette fixation ne détruit pas le caractère premier de l’instance de discours: ne demande à être fixé que ce qui peut aussi s’évanouir. Or, si le discours peut être fixé, c’est parce que son sens, son intenté, peut être identifié et réidentifié comme le même, et qu’il constitue, dans le discours oral lui-même, une objectivation par rapport à l’événement qui le porte. Le discours est un événement qui a un sens; ce sens, l’intenté de l’analyse antérieure, est l’objet intentionnel de l’acte de discours. Parce qu’il est polairement opposé à l’événement-acte, il peut être identifié, objectivé, inscrit, conservé et devenir archive.Ensuite, l’écriture détache le texte de son auteur; le sens du texte cesse alors de coïncider avec l’intention mentale du locuteur; il acquiert ce genre d’autonomie qui fait du texte l’objet de la lecture et non plus de l’écoute. Cette autonomie du sens est précisément ce qui rend le discours semblable aux faits de langue étudiés en phonologie et en sémantique structurale. Mais cette autonomie reste en continuité avec le caractère initial du discours; la question «qui parle?», qui n’a aucune légitimité si on l’adresse à un fait de langue, demeure valide au plan des œuvres de discours. La notion de style, comme l’a montré G. G. Granger, ne vaut qu’au niveau d’œuvres singulières, produites par une activité individualisante de travail. Le style désigne ainsi une singularité opérante. La grande originalité de l’écriture est que le rapport au locuteur n’est plus donné à titre immédiat dans une relation d’expression, mais qu’il doit être lui-même interprété, reconstruit, à partir de l’œuvre et des autres indices psycho-biographiques.La référence pose le problème le plus aigu; c’est à ce plan, comme on l’a dit, que les deux manières, sémiotique et sémantique, de traiter le langage s’affrontent. Clôture des signes ou médiation vers le monde? L’écriture complique considérablement le problème et, une fois encore, rend possibles les deux attitudes. Si elle paraît couper le sens de la référence, c’est que la référence ne s’y résout plus dans le geste de montrer, comme il est toujours possible de le faire dans un dialogue où les interlocuteurs ont une situation en commun; mais la suspension de la référence monstrative ou ostensive ne signifie pas l’abolition de toute référence. Au contraire, l’écriture a un pouvoir de désignation qui s’étend bien au-delà de toute situation déterminée; elle ouvre véritablement un monde. Ce qui complique encore le problème, c’est que certaines catégories de textes, les récits, les poèmes, paraissent se fermer sur eux-mêmes et abolir tout réel. Roman Jakobson définit le «poétique» par l’accentuation du message comme tel aux dépens de la référence. Mais, si la référence proprement descriptive, didactique, est abolie, une autre forme de référence est ouverte, qui s’adresse à des manières d’être au monde plutôt qu’à des objets empiriquement déterminés. Nelson Goodman, dans The Languages of Art , s’emploie à démontrer que tous les systèmes symboliques, verbaux ou non verbaux, doivent être traités sous l’angle de la dénotation. Quand ils ne décrivent pas, ils «redécrivent», suscitant des allocations nouvelles de prédicats, d’«étiquettes», à de nouveaux sujets de discours. Le cas le plus remarquable de redescription est la fiction , comme le montre aussi bien l’usage des «modèles» dans les sciences que la fiction romanesque ou poétique. Mais la fiction n’est pas sans valeur dénotative: dénotation nulle n’est pas absence de dénotation. La preuve en est donnée par l’extraordinaire pouvoir que la littérature a de façonner le monde et de «refaire la réalité».Au terme de cette analyse, deux notions de sens sont susceptibles d’être appliquées à un texte. La première, issue de l’extension de l’analyse sémiologique du plan phonologique et lexical à celui des œuvres de discours, ne désigne rien d’autre qu’un jeu de dépendances internes, c’est-à-dire un jeu de structures. Cette notion de sens règle le comportement explicatif à l’égard des textes. La seconde notion de sens, dérivée de l’analyse sémantique de la plus petite unité de discours, la phrase, tire le sens du côté de la référence, donc vers le dehors du langage; cette seconde notion de sens règle le comportement interprétatif à l’égard des textes. Interpréter un texte, en effet, ce n’est pas chercher une intention cachée derrière lui, c’est suivre le mouvement du sens vers la référence, c’est-à-dire vers la sorte de monde, ou plutôt d’être-au-monde, ouverte devant le texte. Interpréter, c’est déployer les médiations nouvelles que le discours instaure entre l’homme et le monde.Ces deux notions de sens s’excluent-elles? On peut penser que, loin de s’exclure, elles se complètent. De quel usage, en effet, pourrait être une explication qui ne préparerait pas une interprétation, c’est-à-dire une nouvelle manière de voir les choses sous l’égide du texte? Inversement, quelle valeur pourrait avoir une interprétation qui n’aurait pas fait le patient détour par la sémantique profonde que seule une sérieuse explication structurale peut dégager?
Encyclopédie Universelle. 2012.